Genèse sociale des schèmes de perception, de pensée et d’action.
par Vinciane Vuilleumier
Les points de vue sociologiques divergent sur la manière d’étudier la société :
d’un côté les auteurs et penseurs qualifiés de « holistes », et de l’autre, les « individualistes ». C’est une manière schématique de marquer la différence entre deux approches qui travaillent à des échelles différentes.
Par structuralisme ou structuraliste, je veux dire qu’il existe, dans le monde social lui-même, (…) des structures objectives indépendantes de la conscience et de la volonté des agents, qui sont capables d’orienter ou de contraindre leurs pratiques ou leurs représentations. Par constructivisme, je veux dire qu’il y a une genèse sociale d’une part des schèmes de perception, de pensée et d’action qui sont constitutifs de ce que j’appelle habitus, et d’autre part des structures sociales, et en particulier de ce que j’appelle des champs. (Pierre Bourdieu, 1987 : 147) [1] ?
Nous naissons tous dans un contexte historique particulier, et particulièrement bien rempli par les héritages du passé : les pensées des anciens, des hommes avant nous pendant ces derniers siècles, se sont instituées peu à peu dans l’espace social, créant le monde dans le lequel chacun individu naissant est amené à se placer.
Les points de départ de l’analyse sociologique
Les points de vue sociologiques divergent sur la manière d’étudier la société :
d’un côté les auteurs et penseurs qualifiés de « holistes », et de l’autre, les « individualistes ». C’est une manière schématique de marquer la différence entre deux approches qui travaillent à des échelles différentes. Les premiers prennent une position macro-sociologique, ils étudient les faits sociaux (qui sont d’un genre différent des faits psychologiques) et pensent la société comme un tout structuré, dans lequel les individus sont des agents ayant intériorisé les structures sociales propres à leur condition, ce qui leur permet de soutenir son fonctionnement. La société est donc pensée comme extérieure aux personnes, les faits sociaux comme indépendants. Ils utilisent des statistiques pour leur analyse et la construction de leurs connaissances sociologiques, afin de découvrir des régularités objectives des comportements sociaux qui rendent possible le dépassement des motivations psychologiques et du contexte particulier individuels - en cela, ils adoptent une méthode d’analyse extérieure, positive et traitent les faits sociaux comme des choses. Ce fut le cas de Durkheim, qui étudia les régularités dans les taux de suicide et en déduisit une typologie des « individus suicidaires », en dépassant tout recours aux motivations intimes de ces derniers. Plus tard, des courants comme le fonctionnalisme, ou le structuralisme - auquel se référait Bourdieu - ont abordé l’étude de la société dans son ensemble, en tant qu’ « organisme » structuré avec des statuts, des rôles et des fonctions constitutifs qui ont pour finalité la reproduction de l’ordre social, des institutions et particulièrement des rapports de force.
Les seconds - individualistes - préfèrent une approche microsociologique, en plaçant l’individu au centre de leur étude. Il est doté d’une autonomie plus ou moins large selon les auteurs, car il est calculateur (au sens de l’homo oeconomicus) et élabore des stratégies rationnelles en termes de rapports coûts-bénéfices, avec pour finalité à ses actions la maximisation de son intérêt. La société, sous cet angle, est vue comme « l’effet émergent » (Raymond Boudon) de l’agrégation des stratégies rationnelles individuelles. Cette approche s’intéresse donc au contexte particulier des individus et cherchent à reconstruire le « sens » qu’ils donnent à leurs actions en adoptant la méthode weberienne de reconstruction de la rationalité subjective (associée à la situation particulière) du sujet via un idéal-type. C’est donc principalement une recherche des raisons qui poussent les individus à agir, des motivations intérieures. De ce point de vue, l’individu est considéré comme un acteur intentionnel et motivé par des intérêts. Il existe cependant un large panel d’auteurs et de théories qui présentent l’individu, à l’extrême, comme un homo oeconomicus absolu qui recherche dans chaque situation la maximisation l’utilité de leurs actions [ce qui amène à la thématique du « free rider » (M.Olson) qui explique la tendance des individus à ne pas s’impliquer dans les objectifs communs même pour un bien qui les concerne, car ils se reposent sur la certitude (et l’expérience empirique) que d’autres se mobiliseront à leur place et leur permettront de profiter du résultat au moindre coût (leur profit étant maximisé : aucun coût pour un bénéfice plus grand). Cela dit, cette théorie, alors qu’elle explique parfaitement cette tendance, est par là même incapable d’expliquer l’engagement de ceux qui se mobilisent, étant donné que théoriquement ils vont contre leur intérêt propre, en injectant plus qu’ils n’en retirent (peut-être…).]. C’est à cause de cette incapacité d’explication des théories à l’extrême, que des auteurs proposent par la suite un individualisme plus modéré, tel que celui de Raymond Boudon, en ce qu’il accorde à l’individu une rationalité, d’une part, restreinte (nous verrons plus tard comment) et d’autre part, « plurielle » (il donne aux croyances une importance pratique, et ne borne pas la rationalité de l’individu à la recherche d’une maximisation d’intérêt purement matériel, à la différence de l’homo oeconomicus pur et dur). Cette approche est une réponse à la critique du holisme comme théorie « sursocialisatrice », en ce sens qu’elle fait de l’individu un pantin « agi » par les rôles qui lui sont attribués, un porteur passif des structures sociales qui n’est là que pour les exprimer : les individualistes réfutent cette approche car elles privent l’individu de ses caractéristiques d’ « acteur social » : intentionnalité, rationalité, capacité de décision et motivations personnelles qui le poussent à agir, d’après les tenants de cette deuxième approche, bien plus que les normes sociales qu’il aurait intériorisées.
Bourdieu et l’habitus
Pierre Bourdieu se place, d’après les débats publics, du côté du holisme, plus particulièrement sous l’égide du structuralisme, par sa théorie de l’habitus (que nous développerons plus loin). Cependant, et avant d’aller plus loin, il est important de nuancer cet avis (qui lui a valu nombre de critiques, non pas toujours légitimes) : bien qu’il accorde à l’habitus un rôle déterminant dans les actions sociales, et qu’il insiste peut-être beaucoup sur cet aspect (et c’est sûrement cela qui a pu mener à des interprétations quelque peu faussées), il ne prive pas pour autant l’individu d’une certaine « latitude de manoeuvre », et se place lui-même comme à la croisée des chemins entre les grandes oppositions (société/individu, objectif/subjectif, etc.), son projet étant justement de les dépasser en donnant aux structures autant d’importance qu’aux individus dans la genèse sociale. ??
Capacité infinie et pourtant strictement limitée, l’habitus n’est difficile à penser qu’aussi longtemps qu’on reste enfermé dans les alternatives ordinaires, qu’il vise à dépasser, du déterminisme et de la liberté, du conditionnement et de la créativité, de la conscience et de l’inconscient ou de l’individu et de la société. (Pierre Bourdieu, 1980 : 92) [2]
?
Cela étant dit, abordons maintenant la notion centrale de sa théorie, sur laquelle il se base pour expliquer les inégalités face à l’éducation : l’habitus. L’habitus, ou plutôt les habitus car il en existe une large gamme, sont des
systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins (…).(Bourdieu, 1980 : 88) [3]
Par la définition même qu’il en donne, Bourdieu se place du côté des structuralistes, et plus largement, des holistes, car il adopte de facto l’idée selon laquelle l’individu est principalement inconscient des conditionnements extérieurs intériorisés. C’est sur ce point que ce sont souvent basés ses détracteurs, car il nie la capacité de l’individu à prendre conscience (pleinement ou partiellement) de l’ordre dans lequel il est inscrit, et pour lequel, d’une certaine manière, il travaille, et par conséquent la capacité d’élaborer des stratégies individuellement rationnelles. D’après sa théorie, les individus sont conditionnés par leur origine sociale et les conditions objectives qui la définissent : c’est-à-dire, ils intériorisent ces conditions extérieures qui se transforment (à leur insu) en limites à leur champ de possibles. C’est ainsi que Bourdieu explique les régularités observées dans la reproduction sociale, en particulier celle des rapports de force, des inégalités de pouvoir : un individu naissant dans une classe ouvrière, par exemple, fait l’expérience d’une situation objective particulière qui définit ce qu’il peut espérer, ce à quoi il peut aspirer, car objectivement il fera le calcul de probabilité des actions ou expériences qu’il est en mesure de faire, de façon à ce que celles qui seront jugées probables collent aux conditions extérieures. Bourdieu explique que les individus ne cherchent pas rationnellement, consciemment à faire entrer leurs espérances en adéquation avec leurs conditions d’existence objectives, mais que l’habitus intériorisé, de par la situation objective particulière dans laquelle il s’est construit, rend invisibles les restrictions du champ des possibles associées à cette situation. ?
Les conditions même de la production de l’habitus, nécessité faite vertu, font que les anticipations qu’il engendre tendent à ignorer la restriction à laquelle est subordonnée la validité de tout calcul des probabilités. (Pierre Bourdieu, 1980 : 92) [4]
?
C’est donc parce que les individus n’ont pas conscience d’être restreints par l’intérieur autant que par l’extérieur (d’agir de manière à correspondre aux réalités objectives, aux conditions qu’elles « imposent »), qu’ils ne cherchent, en apparence en tout cas, pas à atteindre une position différente de la leur (être banquier, par exemple, pour un fils d’ouvrier : il partira du postulat que cette profession, ce n’est pas pour lui, c’est pour les autres, et d’une manière, l’acceptera comme légitime). Cependant, bien que les individus soient conditionnés par les conditions objectives propres à leur origine sociale et par les attitudes, comportements, schèmes d’action, de pensée et de perception associés (ce que Bourdieu appelle l’intériorisation de l’extérieur), cela n’implique pas une reproduction identique de cet héritage par l’individu, car l’habitus ne se réduit pas à des structures fixes produisant des réponses fixes et définies pour chaque situation . Au contraire, il pourrait être comparé à une langue , qui possède en soi une organisation nécessaire à son fonctionnement et un certain nombre de règles (syntaxe et grammaire normative), qui ne privent pas pour autant le locuteur d’une liberté d’innovation qui s’exprime, dans le cas de la langue, par la diversité des phrases jamais identiques, donc toujours originales, qu’il lui est possible de créer à partir de ces bases communes, et dans le cas de l’habitus, par des réponses aux stimuli rencontrés qui peuvent être créatives, nouvelles et particulières (ce qu’il appelle l’extériorisation de l’intérieur) - et non pas strictement prédites et programmées par les structures intériorisées. ?
Système acquis de schèmes générateurs, l’habitus rend possible la production libre de toutes les pensées, toutes les perceptions et toutes les actions inscrites dans les limites inhérentes aux conditions particulières de sa production, et de celles-là seulement. (Pierre Bourdieu, 1980 : 93) [5]
Il accepte donc pour expliquer la genèse des ou de la réalité sociale(s) une « collaboration », à entendre comme une interaction permanente entre, d’une part, la dimension objective - les « choses » qui constituent la société, institutions, règles, normes extérieures aux individus, car objectivées historiquement (elles représentent les pensées que les anciens ont eu et matérialisées) - et d’autre part, la dimension subjective - le potentiel de changement présent dans les pensées des individus occupant les « choses » actuellement, en les réactivant et en les réajustant aux conditions qui sont les leurs.?
Le principe de l’action historique (…) ne réside ni dans la conscience ni dans les choses mais dans la relation entre deux états du social, c’est-à-dire l’histoire objectivée dans les choses, sous formes d’institutions, et l’histoire incarnée dans les corps, sous la forme de ce système de dispositions durables que j’appelle habitus. (Pierre Bourdieu, 1982 : 37-38) [6]
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Cela dit, et pour conclure ce point de la dissertation, l’habitus de classe est plus une « classe d’habitus », en ce qu’elle comprend un ensemble d’habitus proches (par les conditions d’existence partagées des individus) et pourtant non identiques.?
Unifiants, les habitus individuels sont également singuliers. Car, s’il y a des classes d’habitus (des habitus proches, en termes de conditions d’existence et de trajectoire du groupe social d’appartenance, par exemple), et donc des habitus de classe, chaque habitus individuel combine de manière spécifique une diversité (plus ou moins grande) d’expériences sociales. (Philippe Corcuff, 1995 : 33) [7]
??L’école et les « titres de noblesse » ?
Au-delà de la notion d’habitus, dans son ouvrage en collaboration avec Jean-Claude Passeron Les Héritiers. Les étudiants et la culture, il adopte une vision plutôt élitiste de l’école, par sa manière de voir le système éducatif comme un « appareil », un mécanisme au service des classes dominantes qui vise à légitimer la sélection scolaire basée sur un système de valeurs appartenant à l’idéologie des classes dominantes, ici l’idéologie du « don », du « mérite ». Il utilise l’habitus pour expliquer les mécanismes de cette sélection : l’école récompense les étudiants qui possèdent, au-delà des savoirs purement scolaires, des attitudes, des prédispositions, des pré-savoirs qui sont propres aux habitus des classes dominantes. C’est pour cela qu’il considère que la fonction latente de l’école est la reproduction des inégalités sociales, car au-delà de l’apparente ouverture des cursus scolaires à tous les jeunes, qu’importe l’origine sociale, les diplômes délivrés reviennent pourtant aux enfants issus des classes sociales élevées, possédant un fort capital culturel. D’une part, donc, l’école adopte la culture de ces classes sociales en l’utilisant pour ses critères de sélection, et d’autre part, par cette utilisation même, légitime la position dominante de cette culture particulière. Il voit dans cela une perpétuation des rapports de pouvoir, non plus explicite par le lien du sang (considéré dans nos sociétés modernes comme illégitimes), mais implicite par la possession des titres scolaires (comme des « titres de noblesse » après l’heure). Il a donc une position pouvant être qualifiée de « marxiste », en cela qu’il pense la société comme des groupes d’individus répartis dans l’un des deux camps mythiques des « dominants » et des « dominés ». ?
Raymond Boudon et le système d’interaction
Si l’expression consacrée des individualistes pour désigner la société varie entre « effet de composition », « effet d’agrégation », voire « effet émergent », Boudon considère « la société » comme un « système d’interaction », ou plutôt un ensemble de sous-systèmes d’interaction, ce qui indique qui lui accorde une certaine structure qui ne dépend pas entièrement des comportements individuels présents, des interactions actuellement en cours.
??Que le sociologue étudie des faits singuliers, des régularités statistiques ou qu’il cherche à mettre en évidence des relations générales, son analyse tend très généralement à mettre en évidence les propriétés du système d’interaction responsable des faits singuliers, régularités ou relations observées. (Boudon, 1979 : 51-52) [8]
_ ??Cela dit, et en prenant le revers des holistes, il préconise l’explication de ces structures par le postulat qu’elles émergent de la composition des actions individuelles.
??Un des principaux postulats de la sociologie d’inspiration individualiste est que les structures sociales qu’observe le sociologue doivent dans la mesure du possible être expliquées comme des effets d’agrégation. (Boudon & Bourricaud, 1986 : 16) [9]
??En admettant cela, il réfute la thèse holiste et structuraliste selon laquelle les faits sociaux et structures sociales sont strictement extérieurs aux individus et différents par nature des phénomènes individuels. En outre, un type d’organisation sociale n’est pas le résultat de la volonté inhérente aux sous-systèmes de se reproduire en l’état, mais celui des volontés individuelles toutes particulières, souvent divergentes, parfois parallèles qui composent le monde social.
?Effet émergent, d’agrégation ou de composition : résultat global de l’interaction d’actions individuelles indépendantes les unes des autres. Le résultat émergent n’a donc été voulu par personne puisque chacun des acteurs visait son propre objectif. (Delas & Milly, 2011 : 360) [10]
?
Rationalité située et variantes rationnelles ??
L’individu est donc un acteur rationnel, mais ne possède pas pour autant une liberté d’action absolue, car il se trouve dans un système d’interaction structuré par les actions des autres, actions principalement indépendantes de sa volonté propre. Sa rationalité est donc située, et dépend de diverses variables appartenant à plusieurs échelles, qu’on nommera par la suite les conditions-cadre contraignantes : ses ressources effectives, en tout premier lieu, c’est-à-dire le revenu parental ; ses conditions d’existence objectives, donc l’environnement immédiat dans lequel il évolue ; les variables macrosociales, en d’autres termes, le type d’organisation sociale avec les différentes conditions générales qu’il implique, et, bien sûr, les rôles qu’il est amené à jouer au sein du jeu social, et qui lui imposent un certain nombre de directives. ?Boudon propose une formule explicative simple du phénomène social : ?
M = M (m[S(M’))
où M = phénomène social, m = comportement individuel, S = contraintes de situation, ?M’ = variables macrosociales (Delas & Milly, 2011 : 379) [11]
Cela signifie que chaque phénomène social résulte de la composition des comportements individuels contraints par une situation dépendante de variables macrosociales. Malgré cela, l’acteur possède une autonomie assez importante car il a droit à une marge d’interprétation des règles et normes associées aux rôles qu’il endosse. ??
Boudon entend montrer que l’homo sociologicus n’est entièrement déterminé ni par ses rôles, ni par les structures sociales ; il possède une marge d’autonomie, une latitude stratégique qu’il utilise dans ses interactions. (Delas & Milly, 2011 : 379) [12]
En ce sens, il se rapproche beaucoup de l’approche bi-dimensionnelle de Bourdieu (l’habitus est une composition de schèmes structurés par l’extérieur mais aussi un principe générateur structurant par l’intérieur). Bourdieu, cependant, ne s’attarde que très peu sur les modalités de genèse intérieure de structures structurantes et semble tout de même n’accorder à l’individu qu’une liberté strictement limitée par les schémas de perception, de pensée et d’action qui découlent nécessairement d’une classe sociale donnée.
Deux critiques peuvent s’adresser ici à Bourdieu : d’une part, l’individu ne pourrait pas, selon cette vision, changer rationnellement de schèmes de perception, de pensée et d’action, en d’autres termes d’être capable d’adopter une attitude réflexive par rapport à ces schèmes mêmes qui le définissent ; et d’autre part, il admet implicitement qu’à chaque classe sociale correspond des schémas particuliers (en cela, il se rapproche des études de Hyman, Kahl et Chinoy qui proposent pour chaque niveau de l’échelle sociale des systèmes de valeurs différents). ?Boudon quant à lui, semble accepter les conditions objectives extérieures (position sociale et conditions d’existence associées) comme « cadre contraignant » à la liberté rationnelle de l’acteur : en cela il nie en quelque sorte l’existence d’une intériorisation de l’extérieur (Bourdieu), c’est-à-dire qu’il accorde à l’individu une capacité rationnelle lui permettant de prendre conscience et connaissance des limites du cadre - il n’est donc pas conditionné à l’intérieur, mais base rationnellement ses stratégies sur les possibilités que ses conditions d’action lui offrent. En cela, il s’oppose à la vision déterministe de Bourdieu qui donne l’héritage culturel comme définissant irrévocablement une manière de penser et d’agir, vision que Boudon considère inapte à expliquer des phénomènes comme le changement culturel (par exemple, les (re)conversions religieuses qui sont de plus en plus répandues aujourd’hui, ou l’adoption de pratiques culturelles étrangères à notre origine sociale) ou la mobilité sociale individuelle. Les stratégies ne sont limitées qu’objectivement, dans les faits, et non dans la conscience des individus propre à un type de classe sociale. ?Au-delà de l’idée de rationalité située, et contre l’idée d’un acteur purement rationnel au sens économique proposé par les tenants d’un individualisme extrême, Boudon établit une typologie des types de rationalité que nous ne développerons pas ici, mais qui amène à une conclusion intéressante : les décisions individuelles peuvent ne pas être entièrement rationnelles d’un point de vue objectif, car les individus raisonnent parfois en fonction de croyances, de valeurs, ou de dispositions psychologiques (émotions, sentiments) : ces raisonnements s’écartent d’un calcul purement économique de maximisation de l’utilité, et peuvent produire des comportements différents du comportement rationnel stricto sensu de l’homo oeconomicus.?
Acteur en position et facteurs déterminants des inégalités
La théorie de la rationalité située permet d’expliquer d’une manière assez complète les inégalités face à l’enseignement, et cette explication se base fondamentalement sur le concept de position sociale. Cela correspond à l’environnement immédiat de l’individu évoqué plus haut, ce qui donne au milieu familial une importance considérable dans l’orientation de l’individu. Il convient de distinguer le facteur « classe social » proposé par Bourdieu, qui postule l’existence d’une homogénéité de style de vie entre groupes familiaux possédant un revenu et un statut social commun (chez Bourdieu, et c’est un reproche qu’on peut lui faire, il existe dans les grandes lignes deux statuts : le statut « dominé », et le statut « dominant »), et la notion de position sociale du noyau familial proposé par Boudon, qui évite la dérive généralisante de Bourdieu et sa vision en « noir et blanc », en accordant à chaque groupe familial un style de vie qui lui est propre, et qui n’est pas déterminé par l’appartenance à l’une ou l’autre des classes (dominées ou dominantes). C’est donc une vision qui semble plus justement accordée à la réalité empirique, car elle fait état de la palette de nuances propre à la réalité sociale : deux familles partageant le même revenu et le même type d’activité professionnelle ne sont pas pour autant des copies conformes qui exprimeraient l’appartenance (à travers le style de vie, le système de valeurs… l’habitus bourdieusien) à une classe « inférieure » ou « supérieure ». C’est tout à fait compréhensible et explicable du point de vue individualiste, car les parents de chaque groupe familial, en tant qu’acteurs rationnels, particuliers, proposent une éducation particulière à leurs enfants : il est tout à fait possible d’imaginer un couple de travailleurs manuels, passionnés chacun par un domaine particulier (la musique pour le père, la couture pour la mère, par exemple) et ayant, au cours de leur trajectoire sociale, investi individuellement dans une formation secondaire (qui peut être autodidacte), qui leur permet, lors de l’éducation de leurs enfants, de leur transmettre des connaissances et des intérêts qui, d’après Bourdieu, seraient habituellement le fait des « classes dominantes ». On trouve donc chez Boudon ce refus de catégorisation en deux « classes types » et des préjugés culturels et intellectuels qui en dérivent : le milieu familial est déterminant, certes, mais il n’est pas déterminé pas l’appartenance théorique à une classe type. ?Cela dit, Boudon concède à l’héritage culturel (le capital culturel possédé par les parents et transmis aux enfants) une certaine importance pour la réussite scolaire, en se basant par exemple, sur l’étude et les statistiques proposées par Girard et Clerc (1964) : ils distingue deux phases scolaires [celle du jeune âge (I) et celle des enfants et adolescents plus âgés (II)] et montrent que l’héritage culturel (le niveau culturel parental, mesuré par le degré d’instruction) influence fortement la réussite scolaire pendant la phase I, tandis que la réussite scolaire pendant la phase II est fortement influencée par les revenus des parents. ?Cependant, selon Boudon, ce qui explique le mieux les inégalités face à l’enseignement, ce sont les stratégies basées sur un calcul rationnel des « coûts-bénéfices », qui varient selon la position sociale de l’acteur. En effet, les acteurs accordent des significations, donc des utilités différentes aux expériences (ici, titres scolaires) selon leur position sociale, car leurs conditions-cadre les amènent à attribuer aux titres scolaires une efficacité en termes de moyens pour réussir différente selon la stratégie par laquelle ils comptent réussir.? À propos de la critique faite à Kahl, Hyman et Parsons par Keller et Zavalloni, Boudon retient qu’
en réalité, on doit tenir compte du fait que la réussite, la mobilité, etc. n’ont de signification pour un individu que rapportées à la position sociale qu’il occupe, hic et nunc. (…) La signification accordée par un individu à un niveau scolaire donné varie [donc] en fonction de la position sociale de cet individu.(Boudon, 1973 : 58) [13]
_ ?Et si la signification varie en fonction de la position, c’est qu’elle varie en fonction des conditions-cadre qui lui sont spécifiques. Les conditions microsociologiques des individus (l’environnement immédiat), influencées par les variables macro-sociologiques propres aux structures du système d’interaction dans lequel il se situe, orientent les stratégies de l’acteur, qui va chercher la combinaison coûts-bénéfice-utilité qu’il jugera optimale, combinaison qui sera bien sûr personnelle, donc proprement individuelle, car elle exprimera une rationalité subjective prenant en compte les valeurs, croyances et dispositions psychologiques de l’acteur.
?Ces inégalités résultent d’un double processus : des inégalités de réussite très précoces, et des inégalités d’orientation et de choix continues. Les premières découlent tout d’abord, dès lors que les familles sont dotées de ressources matérielles et culturelles inégales, de pratiques éducatives inégalement susceptibles de préparer les enfants à ce qu’exigent les apprentissages scolaires. (…) Mais très vite, ces inégalités sociales de réussite vont être amplifiées par des stratégies familiales elles-mêmes inégales dès lors que des parents inégaux cherchent à placer leurs enfants dans des places (inégales) qui préservent au moins une certaine stabilité sociale et au mieux assurent une promotion. Il est établi que les inégalités de stratégies et de choix comptent autant que les inégalités de réussite académique dans la genèse des inégalités sociales de carrière scolaire. (Duru-Bellat, 2010 : 3) [14]
?
Et la démocratisation ?
Pour en revenir aux inégalités proprement dites face à l’enseignement, l’explication proposée par Boudon (et pas les individualistes méthodologiques) concernant les inégalités sociales récurrentes et la faible mobilité sociale observées dans nos sociétés modernes où l’effort de démocratisation de l’école a pourtant été central ces dernières décennies, repose sur le concept d’« effet pervers ». Ce concept postule que la somme d’actions individuelles pourtant rationnelles peut entraîner un état collectif non rationnel (entendre, ne résultant pas de décisions ou stratégies rationnelles). L’exemple le plus connu d’un tel effet est celui du dilemme du prisonnier, qui montre comment deux individus, en cherchant à maximiser leur profit, provoquent une situation dans laquelle les deux subissent une perte irrationnelle, en cela qu’elle est supérieure à la perte qu’ils auraient subie s’ils avaient en premier lieu pris une décision moins rationnelle. Boudon le définit comme suit :
?On peut dire qu’il y a effet pervers lorsque deux individus (ou plus) en recherchant un objectif donné engendrent un état de choses non recherché et qui peut être indésirable du point de vue soit de chacun des deux, soit de l’un des deux. (Boudon, 1977 : 20) [15]
L’accès facilité aux études supérieures (le processus de démocratisation de l’école) découle d’un choix rationnel d’offrir des chances égales aux étudiants, qui soient indépendantes du milieu d’origine. Pourtant, ce processus, confronté à la stabilité des positions professionnelles (les rôles sociaux permettant le fonctionnement de la société étant définis et relativement fixes), a produit exactement ce type d’effet pervers : ??
Dans le demi-siècle écoulé, l’évolution de la structure de l’emploi et celle des flux de diplômés ont été très discordantes : entre les années 1960 et aujourd’hui, la proportion de cadres dans la population active est passée de 5 à 15 % alors que la proportion de bacheliers parmi les jeunes s’est élevée de 10 à 63 %. ?Or si la structure sociale évolue moins vite vers le haut que celle des niveaux d’éducation, l’ajustement va se faire, sur le marché du travail, au prix d’une dévaluation de la valeur économique des diplômes. Ce qui, par un « effet de ciseaux », contrecarre l’effet démocratisant de la baisse de l’inégalité des chances scolaires. ?En d’autres termes, les enfants de milieu populaire dotés aujourd’hui de diplômes plus élevés que leurs parents n’obtiennent pas pour autant des positions sociales plus élevées parce que le rendement de ces diplômes sur le marché du travail a dans le même temps baissé. (Duru-Bellat, 2010 : 3) [16]
??C’est parce que de plus en plus d’individus choisissent stratégiquement de poursuivre des études supérieures pour obtenir une position sociale élevée, qu’on assiste à une dévalorisation des titres scolaires sur le marché du travail. ?
Synthèse commentée ?
Des approches complémentaires. Comme Boudon lui-même l’admet dans l’extrait proposé,
?la réflexion macrosociologique relative au phénomène de l’inégalité des chances devant l’enseignement a principalement (…) une vertu heuristique. Elle permet de mesurer le caractère partiel des analyses conduites à un niveau microsociologique. (Boudon, 1973 : 55) [17]
?Étant donné que l’individu est situé dans un système qui le dépasse, et pourtant raisonnablement autonome, il convient de combiner les deux points de vue (macro et microsociologique) pour obtenir un tableau qui rende compte des tous les facteurs en interaction dans la définition de sa trajectoire individuelle, et notamment de sa trajectoire scolaire. On peut voir dans l’habitus certaines caractéristiques proposées par l’explication en termes de position sociale (les conditions objectives d’existence, dont les ressources, et l’héritage culturel des parents) que celle-ci présente en dépassant la caractère déterminant que Bourdieu accorde à cet habitus. Ainsi, Boudon étend la liberté de l’individu en refusant de la placer sous l’autorité exclusive de schémas intérieurs et inconscients : il reconnaît, bien sûr, les limitations objectives auxquelles peut se confronter l’individu, mais admet sa capacité stratégique à les dépasser, si tant est que celui-ci y trouve un intérêt. Bourdieu adopte une attitude très déterministe en donnant aux individus la possibilité de se mouvoir dans un espace de jeu strictement limité (et essentiellement infranchissable) par leur intériorisation des conditions extérieures : ils ne peuvent aller voir ailleurs car ils n’ont pas conscience qu’il existe autre chose en dehors de ce qu’ils voient du monde.
Les inégalités dans les cursus scolaires sont expliquées, du côté de Bourdieu, par la domination de l’héritage culturel des classes supérieures, qui s’approprient l’école par leur idéologie du don, et la transforment en filtre de sélection qui ne laisse passer que ceux qui appartiennent à leurs rangs ; du côté de Boudon, par les stratégies des individus qui diffèrent selon la position sociale, et qui expriment la différence de signification accordée aux études (supérieures, principalement) dans le processus de réussite sociale. ?Sans prendre entièrement position pour Boudon, Bourdieu s’avère facilement critiquable, mais toute critique qui lui est adressée repose sur une observation fondamentale : sa théorie est dépassée et inapte à expliquer la société moderne, complètement modifiée par l’avènement des nouvelles technologies et d’Internet. On adoptera donc plutôt comme point de départ la théorie de Boudon si on cherche à faire une étude explicative des inégalités face à l’enseignement aujourd’hui, car elle laisse largement la place d’intégrer les nouveaux facteurs déterminants propres à ce début de XXIe siècle.
?Bibliographie ??
– BOUDON, Raymond (1973) « Les mécanismes générateurs » in : L’inégalité des chances, la mobilité sociale dans les sociétés industrielles, Paris, Armand Colin, pp.51-74
?- BOUDON, Raymond (1977) Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, p.20 ?
– BOUDON, Raymond (1979) « Préface » in : La logique du social, Paris, Hachette Pluriel, pp.51-52
– BOUDON, Raymond et BOURRICAUD, François (1986) Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, PUF, p.16 ?
– BOURDIEU, Pierre et PASSERON, Jean-Claude (1964) « Le choix des élus » in : Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, pp.23-35 ?
– BOURDIEU, Pierre (1980) « Structures, habitus, pratiques » in : Le sens pratique, Paris, Minuit, pp.87-109
?- BOURDIEU, Pierre (1982) Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, pp.37-38 ?
– BOURDIEU, Pierre (1987) « Espace social et pouvoir symbolique » in : Choses dites, Paris, Minuit, p.147 ?
– CORCUFF, Philippe (1995) « Des structures sociales aux interactions : le constructivisme structuraliste de Pierre Bourdieu » in : Les nouvelles sociologies, constructions sociales de la réalité, Paris, Nathan, pp.30-43
– DELAS, Jean-Pierre et MILLY, Bruno (2011) « L’individualisme méthodologique de Raymond Boudon » in : Histoire des pensées sociologiques, France, Armand Colin, p.360 et p.379 ?
– DURU-BELLAT, Marie, « Reproduction sociale », in : Encyclopedia Universalis [Cédérom] France, 2010.?
– ETIENNE, Jean (2004) Dictionnaire de sociologie, les notions, les mécanismes et les auteurs, Paris, Hatier, pp.34-48 et pp.265-267 ???